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Saturday, November 23, 2019

Henri Gervex, Rolla (et le poème de Muset)

Henri Gervex (1852-1929)
(photo publié par Revue illustrée en 1902)
source: wiki
no copyright infringement intended


peintre et pastelliste français; son chef-d’œuvre est considéré Rolla. À son époque (en 1878) elle a scandalisé tout le monde (la morale officielle était encore plutôt prude). Inspirée d’un poème d’Alfred de Musset, elle montrait une jeune femme nue dans son lit (une autre femme la regardait, près de la fenêtre). Nudité comme nudité, ça marchait encore, c'était plutôt la "nature morte" qui l'entourait (jarretière, corset, etc.) qui faisait le scandale (et secrètement le délice).


Henri Gervex, Rolla
(source: wiki)
no copyright infringement intended


et voici le poème:

I

Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux ?
Où Vénus Astarté, fille de l’onde amère,
Secouait, vierge encor, les larmes de sa mère,
Et fécondait le monde en tordant ses cheveux ?
Regrettez-vous le temps où les Nymphes lascives
Ondoyaient au soleil parmi les fleurs des eaux,
Et d’un éclat de rire agaçaient sur les rives
Les Faunes indolents couchés dans les roseaux ?
Où les sources tremblaient des baisers de Narcisse ?
Où, du nord au midi, sur la création
Hercule promenait l’éternelle justice
Sous son manteau sanglant, taillé dans un lion ?
Où les Sylvains moqueurs, dans l’écorce des chênes,
Avec les rameaux verts se balançaient au vent,
Et sifflaient dans l’écho la chanson du passant ?
Où tout était divin, jusqu’aux douleurs humaines,
Où le monde adorait ce qu’il tue aujourd’hui,
Où quatre mille dieux n’avaient pas un athée,
Où tout était heureux, excepté Prométhée,
Frère aîné de Satan, qui tomba comme lui ?
— Et, quand tout fut changé, le ciel, la terre et l’homme,
Quand le berceau du monde en devint le cercueil,

Quand l’ouragan du Nord sur les débris de Rome
De sa sombre avalanche étendit le linceul, —

Regrettez-vous le temps où d’un siècle barbare
Naquit un siècle d’or, plus fertile et plus beau ?
Où le vieil univers fendit avec Lazare
De son front rajeuni la pierre du tombeau ?
Regrettez-vous le temps où nos vieilles romances
Ouvraient leurs ailes d’or vers leur monde enchanté ?
Où tous nos monuments et toutes nos croyances
Portaient le manteau blanc de leur virginité ?
Où, sous la main du Christ, tout venait de renaître ?
Où le palais du prince, et la maison du prêtre,
Portant la même croix sur leur front radieux,
Sortaient de la montagne en regardant les cieux ?
Où Cologne et Strasbourg, Notre-Dame et Saint-Pierre,
S’agenouillant au loin dans leurs robes de pierre,
Sur l’orgue universel des peuples prosternés
Entonnaient l’hosanna des siècles nouveau-nés ?
Le temps où se faisait tout ce qu’a dit l’histoire ;
Où sur les saints autels les crucifix d’ivoire
Ouvraient des bras sans tache et blancs comme le lait ;
Où la Vie était jeune, — où la Mort espérait ?

Ô Christ ! je ne suis pas de ceux que la prière
Dans tes temples muets amène à pas tremblants ;
Je ne suis pas de ceux qui vont à ton Calvaire,
En se frappant le cœur, baiser tes pieds sanglants ;
Et je reste debout sous tes sacrés portiques,
Quand ton peuple fidèle, autour des noirs arceaux,
Se courbe en murmurant sous le vent des cantiques,
Comme au souffle du nord un peuple de roseaux.
Je ne crois pas, ô Christ ! à ta parole sainte :

Je suis venu trop tard dans un monde trop vieux.
D’un siècle sans espoir naît un siècle sans crainte ;
Les comètes du nôtre ont dépeuplé les cieux.
Maintenant le hasard promène au sein des ombres
De leurs illusions les mondes réveillés ;
L’esprit des temps passés, errant sur leurs décombres,
Jette au gouffre éternel tes anges mutilés.
Les clous du Golgotha te soutiennent à peine ;
Sous ton divin tombeau le sol s’est dérobé :
Ta gloire est morte, ô Christ ! et sur nos croix d’ébène
Ton cadavre céleste en poussière est tombé !

Eh bien, qu’il soit permis d’en baiser la poussière
Au moins crédule enfant de ce siècle sans foi,
Et de pleurer, ô Christ ! sur cette froide terre
Qui vivait de ta mort, et qui mourra sans toi !
Oh ! maintenant, mon Dieu, qui lui rendra la vie ?
Du plus pur de ton sang tu l’avais rajeunie ;
Jésus, ce que tu fis, qui jamais le fera ?
Nous, vieillards nés d’hier, qui nous rajeunira ?

Nous sommes aussi vieux qu’au jour de ta naissance.
Nous attendons autant, nous avons plus perdu.
Plus livide et plus froid, dans son cercueil immense
Pour la seconde fois Lazare est étendu.
Où donc est le Sauveur pour entr’ouvrir nos tombes ?
Où donc le vieux saint Paul haranguant les Romains,
Suspendant tout un peuple à ses haillons divins ?
Où donc est le Cénacle ? où donc les Catacombes ?
Avec qui marche donc l’auréole de feu ?
Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ?
Où donc vibre dans l’air une voix plus qu’humaine ?
Qui de nous, qui de nous va devenir un Dieu ?

La Terre est aussi vieille, aussi dégénérée,
Elle branle une tête aussi désespérée
Que lorsque Jean parut sur le sable des mers,
Et que la moribonde, à sa parole sainte
Tressaillant tout à coup comme une femme enceinte,
Sentit bondir en elle un nouvel univers.
Les jours sont revenus de Claude et de Tibère ;
Tout ici, comme alors, est mort avec le temps,
Et Saturne est au bout du sang de ses enfants ;
Mais l’espérance humaine est lasse d’être mère,
Et, le sein tout meurtri d’avoir tant allaité,
Elle fait son repos de sa stérilité.

II

De tous les débauchés de la ville du monde
Où le libertinage est à meilleur marché,
De la plus vieille en vice et de la plus féconde,
Je veux dire Paris, — le plus grand débauché
Était Jacques Rolla. — Jamais, dans les tavernes,
Sous les rayons tremblants des blafardes lanternes,
Plus indocile enfant ne s’était accoudé
Sur une table chaude ou sur un coup de dé.
Ce n’était pas Rolla qui gouvernait sa vie,
C’étaient ses passions ; — il les laissait aller
Comme un pâtre assoupi regarde l’eau couler.
Elles vivaient ; — son corps était l’hôtellerie
Où s’étaient attablés ces pâles voyageurs ;
Tantôt pour y briser les lits et les murailles,
Pour s’y chercher dans l’ombre, et s’ouvrir les entrailles
Comme des cerfs en rut et des gladiateurs ;

Tantôt pour y chanter, en s’enivrant ensemble,
Comme de gais oiseaux qu’un coup de vent rassemble,
Et qui, pour vingt amours, n’ont qu’un arbuste en fleurs.
Le père de Rolla, gentillâtre imbécile,
L’avait fait élever comme un riche héritier,
Sans songer que lui-même, à sa petite ville,
Il avait de son bien mangé plus de moitié.
En sorte que Rolla, par un beau soir d’automne,
Se vit à dix-neuf ans maître de sa personne, —
Et n’ayant dans la main ni talent ni métier.
Il eût trouvé d’ailleurs tout travail impossible ;
Un gagne-pain quelconque, un métier de valet,
Soulevait sur sa lèvre un rire inextinguible.
Ainsi, mordant à même au peu qu’il possédait,
Il resta grand seigneur tel que Dieu l’avait fait.

Hercule, fatigué de sa tâche éternelle,
S’assit un jour, dit-on, entre un double chemin.
Il vit la Volupté qui lui tendait la main :
Il suivit la Vertu, qui lui sembla plus belle.
Aujourd’hui rien n’est beau, ni le mal ni le bien.
Ce n’est pas notre temps qui s’arrête et qui doute ;
Les siècles, en passant, ont fait leur grande route
Entre les deux sentiers, dont il ne reste rien.

Rolla fit à vingt ans ce qu’avaient fait ses pères.
Ce qu’on voit aux abords d’une grande cité,
Ce sont des abattoirs, des murs, des cimetières ;
C’est ainsi qu’en entrant dans la société
On trouve ses égouts. — La virginité sainte
S’y cache à tous les yeux sous une triple enceinte ;
On voile la pudeur, mais la corruption
Y baise en plein soleil la prostitution.

Les hommes dans leur sein n’accueillent leur semblable
Que lorsqu’il a trempé dans le fleuve fangeux
L’acier chaste et brûlant du glaive redoutable
Qu’il a reçu du ciel pour se défendre d’eux.

Jacque était grand, loyal, intrépide et superbe.
L’habitude, qui fait de la vie un proverbe,
Lui donnait la nausée. — Heureux ou malheureux,
Il ne fit rien comme elle, et garda pour ses dieux
L’audace et la fierté, qui sont ses sœurs aînées.

Il prit trois bourses d’or, et, durant trois années,
Il vécut au soleil sans se douter des lois ;
Et jamais fils d’Adam, sous la sainte lumière,,
N’a, de l’est au couchant, promené sur la terre
Un plus large mépris des peuples et des rois.

Seul, il marchait tout nu dans cette mascarade
Qu’on appelle la vie, en y parlant tout haut,
Tel que la robe d’or du jeune Alcibiade,
Son orgueil indolent, du palais au ruisseau,
Traînait derrière lui comme un royal manteau.

Ce n’était pour personne un objet de mystère
Qu’il eût trois ans à vivre et qu’il mangeât son bien.
Le monde souriait en le regardant faire,
Et lui, qui le faisait, disait à l’ordinaire
Qu’il se ferait sauter quand il n’aurait plus rien.

C’était un noble cœur, naïf comme l’enfance,
Bon comme la pitié, grand comme l’espérance.
Il ne voulut jamais croire à sa pauvreté.
L’armure qu’il portait n’allait pas à sa taille ;

Elle était bonne au plus pour un jour de bataille,
Et ce jour-là fut court comme une nuit d’été.

Lorsque dans le désert la cavale sauvage,
Après trois jours de marche, attend un jour d’orage
Pour boire l’eau du ciel sur ses palmiers poudreux,
Le soleil est de plomb, les palmiers en silence
Sous leur ciel embrasé penchent leurs longs cheveux ;
Elle cherche son puits dans le désert immense,
Le soleil l’a séché ; sur le rocher brûlant
Les lions hérissés dorment en grommelant.
Elle se sent fléchir ; ses narines qui saignent
S’enfoncent dans le sable, et le sable altéré
Vient boire avidement son sang décoloré.
Alors elle se couche, et ses grands yeux s’éteignent,
Et le pâle désert roule sur son enfant
Les flots silencieux de son linceul mouvant.

Elle ne savait pas, lorsque les caravanes
Avec leurs chameliers passaient sous les platanes,
Qu’elle n’avait qu’à suivre et qu’à baisser le front,
Pour trouver à Bagdad de fraîches écuries,
Des râteliers dorés, des luzernes fleuries,
Et des puits dont le ciel n’a jamais vu le fond.

Si Dieu nous a tirés tous de la même fange,
Certe, il a dû pétrir dans une argile étrange
Et sécher aux rayons d’un soleil irrité
Cet être, quel qu’il soit, ou l’aigle, ou l’hirondelle,
Qui ne saurait plier ni son cou ni son aile,
Et qui n’a pour tout bien qu’un mot : la liberté.

III

Est-ce sur de la neige, ou sur une statue,
Que cette lampe d’or, dans l’ombre suspendue,
Fait onduler l’azur de ce rideau tremblant ?
Non, la neige est plus pâle, et le marbre est moins blanc.
C’est un enfant qui dort. — Sur ses lèvres ouvertes
Voltige par instants un faible et doux soupir ;
Un soupir plus léger que ceux des algues vertes
Quand, le soir, sur les mers voltige le zéphyr,
Et que, sentant fléchir ses ailes embaumées
Sous les baisers ardents de ses fleurs bien-aimées,
Il boit sur ses bras nus les perles des roseaux.

C’est un enfant qui dort sous ces épais rideaux,
Un enfant de quinze ans, — presque une jeune femme ;
Rien n’est encor formé dans cet être charmant.
Le petit chérubin qui veille sur son âme
Doute s’il est son frère ou s’il est son amant.
Ses longs cheveux épars la couvrent tout entière.
La croix de son collier repose dans sa main,
Comme pour témoigner qu’elle a fait sa prière,
Et qu’elle va la faire en s’éveillant demain.

Elle dort, regardez : — quel front noble et candide !
Partout, comme un lait pur sur une onde limpide,
Le ciel sur la beauté répandit la pudeur.
Elle dort toute nue et la main sur son cœur.
N’est-ce pas que la nuit la rend encor plus belle ?
Que ces molles clartés palpitent autour d’elle,
Comme si, malgré lui, le sombre Esprit du soir
Sentait sur ce beau corps frémir son manteau noir ?

Les pas silencieux du prêtre dans l’enceinte
Font tressaillir le cœur d’une terreur moins sainte,
Ô vierge ! que le bruit de tes soupirs légers.
Regardez cette chambre et ces frais orangers,
Ces livres, ce métier, cette branche bénite
Qui se penche en pleurant sur ce vieux crucifix ;
Ne chercherait-on pas le rouet de Marguerite
Dans ce mélancolique et chaste paradis ?
N’est-ce pas qu’il est pur, le sommeil de l’enfance ?
Que le ciel lui donna sa beauté pour défense ?
Que l’amour d’une vierge est une piété
Comme l’amour céleste, et qu’en approchant d’elle,
Dans l’air qu’elle respire on sent frissonner l’aile
Du séraphin jaloux qui veille à son côté ?

Si ce n’est pas ta mère, ô pâle jeune fille !
Quelle est donc cette femme assise à ton chevet,
Qui regarde l’horloge et l’âtre qui pétille,
En secouant la tête et d’un air inquiet ?
Qu’attend-elle si tard ? — Pour qui, si c’est ta mère,
S’en va-t-elle entr’ouvrir, depuis quelques instants,
Ta porte et ton balcon… si ce n’est pour ton père ?
Et ton père, Marie, est mort depuis longtemps.
Pour qui donc ces flacons, cette table fumante,
Que, de ses propres mains, elle vient de servir ?
Pour qui donc ces flambeaux, et qui donc va venir ?…
Qui que ce soit, tu dors, tu n’es pas son amante.
Les songes de tes nuits sont plus purs que le jour,
Et trop jeunes encor pour te parler d’amour.

À qui donc ce manteau que cette femme essuie ?
Il est couvert de boue et dégouttant de pluie ;
C’est le tien, Maria, c’est celui d’un enfant.
Tes cheveux sont mouillés. Tes mains et ton visage
Sont devenus vermeils au froid souffle du vent.
Où donc t’en allais-tu par cette nuit d’orage ?
Cette femme n’est pas ta mère, assurément.

Silence ! on a parlé. Des femmes inconnues
Ont entr’ouvert la porte, — et d’autres, demi-nues,
Les cheveux en désordre et se traînant aux murs,
Traversaient en sueur des corridors obscurs.
Une lampe a bougé ; — les restes d’une orgie,
Aux dernières lueurs de sa morne clarté,
Sont apparus au fond d’un boudoir écarté.
Les verres se heurtaient sur la nappe rougie ;
La porte est retombée au bruit d’un rire affreux.

C’est une vision, n’est-il pas vrai, Marie ?
C’est un rêve insensé qui m’a frappé les yeux.
Tout repose, tout dort ; — cette femme est ta mère.
C’est le parfum des fleurs, c’est une huile légère
Qui baigne tes cheveux, et la chaste rougeur
Qui couvre ton beau front vient du sang de ton cœur.

Silence ! quelqu’un frappe, — et, sur les dalles sombres
Un pas retentissant fait tressaillir la nuit.
Une lueur tremblante approche avec deux ombres…
C’est toi, maigre Rolla ? que viens-tu faire ici ?

Ô Faust ! n’étais-tu pas prêt à quitter la terre
Dans cette nuit d’angoisse où l’archange déchu,
Sous son manteau de feu, comme une ombre légère,

T’emporta dans l’espace à ses pieds suspendu ?
N’avais-tu pas crié ton dernier anathème,
Et, quand tu tressaillis au bruit des chants sacrés,
N’avais-tu pas frappé, dans ton dernier blasphème,
Ton front sexagénaire à tes murs délabrés ?
Oui, le poison tremblait sur ta lèvre livide ;
La Mort, qui t’escortait dans tes œuvres sans nom,
Avait à tes côtés descendu jusqu’au fond
La spirale sans fin de ton long suicide ;
Et, trop vieux pour s’ouvrir, ton cœur s’était brisé
Comme un roc, en hiver, par la froidure usé.
Ton heure était venue, athée à barbe grise ;
L’arbre de ta science était déraciné.
L’ange exterminateur te vit avec surprise
Faire jaillir encor, pour te vendre au Damné,
Une goutte de sang de ton bras décharné.
Oh ! sur quel océan, sur quelle grotte obscure,
Sur quel bois d’aloès et de frais oliviers,
Sur quelle neige intacte au sommet des glaciers,
Souffle-t-il à l’aurore une brise aussi pure,
Un vent d’est aussi plein des larmes du printemps,
Que celui qui passa sur ta tête blanchie,
Quand le ciel te donna de ressaisir la vie
Au manteau virginal d’un enfant de quinze ans !
Quinze ans ! — Ô Roméo ! l’âge de Juliette !
L’âge où vous vous aimiez ! où le vent du matin,
Sur l’échelle de soie, au chant de l’alouette,
Berçait vos longs baisers et vos adieux sans fin !
Quinze ans ! — l’âge céleste où l’arbre de la vie,
Sous la tiède oasis du désert embaumé,
Baigne ses fruits dorés de myrrhe et d’ambroisie,
Et, pour féconder l’air, comme un palmier d’Asie,
N’a qu’à jeter au vent son voile parfumé !
Quinze ans ! — l’âge où la femme, au jour de sa naissance,
Sortit des mains de Dieu si blanche d’innocence,
Si riche de beauté, que son père immortel
De ses phalanges d’or en fit l’âge éternel !

Oh ! la fleur de l’Éden, pourquoi l’as-tu fanée,
Insouciante enfant, belle Ève aux blonds cheveux ?
Tout trahir et tout perdre était ta destinée ;
Tu fis ton Dieu mortel, et tu l’en aimas mieux.
Qu’on te rende le ciel, tu le perdras encore.
Tu sais trop bien qu’ailleurs c’est toi que l’homme adore ;
Avec lui de nouveau tu voudrais t’exiler,
Pour mourir sur son cœur, et pour l’en consoler !

Rolla considérait d’un œil mélancolique
La belle Marion dormant dans son grand lit ;
Je ne sais quoi d’horrible et presque diabolique
Le faisait jusqu’aux os frissonner malgré lui.
Marion coûtait cher. — Pour lui payer sa nuit
Il avait dépensé sa dernière pistole.
Ses amis le savaient. Lui même, en arrivant,
Il s’était pris la main et donné sa parole
Que personne, au grand jour, ne le verrait vivant.
Trois ans, — les trois plus beaux de la belle jeunesse,
Trois ans de volupté, de délire et d’ivresse,
Allaient s’évanouir comme un songe léger,
Comme le chant lointain d’un oiseau passager.
Et cette triste nuit, — nuit de mort, — la dernière, —
Celle où l’agonisant fait encor sa prière
Quand sa lèvre est muette, — où, pour le condamné,
Tout est si près de Dieu, que tout est pardonné, —
Il venait la passer chez une fille infâme,
Lui, chrétien, homme, fils d’un homme ! Et cette femme,
Cet être misérable, un brin d’herbe, un enfant,
Sur son cercueil ouvert dormait en l’attendant.

Ô chaos éternel ! prostituer l’enfance !
Ne valait-il pas mieux, sur ce lit sans défense,
Balafrer ce beau corps au tranchant d’une faux,
Prendre ce cou de neige et lui tordre les os ?
Ne valait-il pas mieux lui poser sur la face
Un masque de chaux vive avec un gant de fer,
Que d’en faire un ruisseau limpide à la surface,
Réfléchissant les fleurs et l’étoile qui passe,
Et d’en salir le fond des poisons de l’enfer !

Oh ! qu’elle est belle encor ! quel trésor, ô nature !
Oh ! quel premier baiser l’Amour se préparait !
Quels doux fruits eût portés, quand sa fleur sera mûre,
Cette beauté céleste, et quelle flamme pure
Sur cette chaste lampe un jour s’éveillerait !

Pauvreté ! Pauvreté ! c’est toi la courtisane.
C’est toi qui dans ce lit a poussé cet enfant
Que la Grèce eût jeté sur l’autel de Diane !
Regarde, — elle a prié ce soir en s’endormant…
Prié ! — Qui donc, grand Dieu ! C’est toi qu’en cette vie
Il faut qu’à deux genoux elle conjure et prie ;
C’est toi qui, chuchotant dans le souffle du vent,
Au milieu des sanglots d’une insomnie amère,
Es venue un beau soir murmurer à sa mère :
Ta fille est belle et vierge, et tout cela se vend !
Pour aller au sabbat, c’est toi qui l’as lavée,
Comme on lave les morts pour les mettre au tombeau ;
C’est toi qui, cette nuit, quand elle est arrivée,
Aux lueurs des éclairs, courais sous son manteau !
Hélas ! qui peut savoir pour quelle destinée,
En lui donnant du pain, peut-être elle était née ?
D’un être sans pudeur ce n’est pas là le front.
Rien d’impur ne germait sous cette fraîche aurore.
Pauvre fille ! à quinze ans ses sens dormaient encore ;
Son nom était Marie, et non pas Marion.
Ce qui l’a dégradée, hélas ! c’est la misère,
Et non l’amour de l’or. — Telle que la voilà,
Sous les rideaux honteux de ce hideux repaire,
Dans cet infâme lit, elle donne à sa mère,
En rentrant au logis, ce qu’elle a gagné là.

Vous ne la plaignez pas, vous, femmes de ce monde !
Vous qui vivez gaiement dans une horreur profonde
De tout ce qui n’est pas riche et gai comme vous !
Vous ne la plaignez pas, vous, mères de familles,
Qui poussez les verrous aux portes de vos filles,
Et cachez un amant sous le lit de l’époux !
Vos amours sont dorés, vivants et poétiques ;
Vous en parlez, du moins, — vous n’êtes pas publiques.
Vous n’avez jamais vu le spectre de la Faim
Soulever en chantant les draps de votre couche,
Et, de sa lèvre blême effleurant votre bouche,
Demander un baiser pour un morceau de pain.

Ô mon siècle ! est-il vrai que ce qu’on te voit faire
Se soit vu de tout temps ? Ô fleuve impétueux !
Tu portes à la mer des cadavres hideux ;
Ils flottent en silence, — et cette vieille terre
Qui voit l’humanité vivre et mourir ainsi,
Autour de son soleil tournant dans son orbite,
Vers son père immortel n’en monte pas plus vite,
Pour tâcher de l’atteindre, et de s’en plaindre à lui.

Eh bien, lève-toi donc, puisqu’il en est ainsi,
Lève-toi, les seins nus, belle prostituée.
Le vin coule et pétille, et la brise du soir
Berce tes rideaux blancs dans ton joyeux miroir.
C’est une belle nuit, — c’est moi qui l’ai payée.
Le Christ à son souper sentit moins de terreur
Que je ne sens au mien de gaieté dans le cœur.
Allons ! vive l’amour que l’ivresse accompagne !
Que tes baisers brûlants sentent le vin d’Espagne !
Que l’esprit du vertige et des bruyants repas
À l’ange du plaisir nous porte dans ses bras !
Allons ! chantons Bacchus, l’amour et la folie !
Buvons au temps qui passe, à la mort, à la vie !
Oublions et buvons ; — vive la liberté !
Chantons l’or et la nuit, la vigne et la beauté !

IV

Dors-tu content, Voltaire, et ton hideux sourire
Voltige-t-il encor sur tes os décharnés ?
Ton siècle était, dit-on, trop jeune pour te lire ;
Le nôtre doit te plaire, et tes hommes sont nés.
Il est tombé sur nous, cet édifice immense
Que de tes larges mains tu sapais nuit et jour.
La Mort devait t’attendre avec impatience,
Pendant quatre-vingts ans que tu lui fis ta cour ;
Vous devez vous aimer d’un infernal amour.
Ne quittes-tu jamais la couche nuptiale
Où vous vous embrassez dans les vers du tombeau,
Pour t’en aller tout seul promener ton front pâle
Dans un cloître désert ou dans un vieux château ?
Que te disent alors tous ces grands corps sans vie,
Ces murs silencieux, ces autels désolés,
Que pour l’éternité ton souffle a dépeuplés ?
Que te disent les croix ? que te dit le Messie ?
Oh ! saigne-t-il encor, quand, pour le déclouer,
Sur son arbre tremblant, comme une fleur flétrie,
Ton spectre dans la nuit revient le secouer ?
Crois-tu ta mission dignement accomplie,
Et comme l’Éternel, à la création,
Trouves-tu que c’est bien, et que ton œuvre est bon ?
Au festin de mon hôte alors je te convie.
Tu n’as qu’à te lever ; — quelqu’un soupe ce soir
Chez qui le Commandeur peut frapper et s’asseoir.

Entends-tu soupirer ces enfants qui s’embrassent ?
On dirait, dans l’étreinte où leurs bras nus s’enlacent,
Par une double vie un seul corps animé.
Des sanglots inouïs, des plaintes oppressées,
Ouvrent en frissonnant leurs lèvres insensées.
En les baisant au front le Plaisir s’est pâmé.
Ils sont jeunes et beaux, et, rien qu’à les entendre,
Comme un pavillon d’or le ciel devrait descendre :
Regarde ! — ils n’aiment pas ; ils n’ont jamais aimé.

Où les ont-ils appris, ces mots si pleins de charmes,
Que la volupté seule, au milieu de ses larmes,
A le droit de répandre et de balbutier ?
Ô femme ! étrange objet de joie et de supplice !
Mystérieux autel, où, dans le sacrifice,
On entend tour à tour blasphémer et prier !
Dis-moi, dans quel écho, dans quel air vivent-elles,
Ces paroles sans nom, et pourtant éternelles,

Qui ne sont qu’un délire, et depuis cinq mille ans
Se suspendent encore aux lèvres des amants ?

Ô profanation ! point d’amour, et deux anges !
Deux cœurs purs comme l’or, que les saintes phalanges
Porteraient à leur père en voyant leur beauté !
Point d’amour ! et des pleurs ! et la nuit qui murmure,
Et le vent qui frémit, et toute la nature
Qui pâlit de plaisir, qui boit la volupté !
Et des parfums fumants, et des flacons à terre,
Et des baisers sans nombre, et peut-être, ô misère !
Un malheureux de plus qui maudira le jour…
Point d’amour ! et partout le spectre de l’amour !

Cloîtres silencieux, voûtes des monastères,
C’est vous, sombres caveaux, vous qui savez aimer !
Ce sont vos froides nefs, vos pavés et vos pierres,
Que jamais lèvre en feu n’a baisés sans pâmer.
Oh ! venez donc rouvrir vos profondes entrailles
À ces deux enfants-là qui cherchent le plaisir
Sur un lit qui n’est bon qu’à dormir ou mourir ;
Frappez-leur donc le cœur sur vos saintes murailles,
Que la haire sanglante y fasse entrer ses clous.
Trempez-leur donc le front dans les eaux baptismales,
Dites-leur donc un peu ce qu’avec leurs genoux
Il leur faudrait user de pierres sépulcrales
Avant de soupçonner qu’on aime comme vous !

Oui, c’est un vaste amour qu’au fond de vos calices
Vous buviez à plein cœur, moines mystérieux !
La tête du Sauveur errait sur vos cilices
Lorsque le doux sommeil avait fermé vos yeux,
Et, quand l’orgue chantait aux rayons de l’aurore,

Dans vos vitraux dorés vous la cherchiez encore.
Vous aimiez ardemment ! oh ! vous étiez heureux !

Vois tu, vieil Arouet ? cet homme plein de vie,
Qui de baisers ardents couvre ce sein si beau,
Sera couché demain dans un étroit tombeau.
Jetterais-tu sur lui quelques regards d’envie ?
Sois tranquille, il t’a lu. Rien ne peut lui donner
Ni consolation ni lueur d’espérance.
Si l’incrédulité devient une science,
On parlera de Jacque, et, sans la profaner,
Dans ta tombe, ce soir, tu pourrais l’emmener.

Penses-tu cependant que si quelque croyance,
Si le plus léger fil le retenait encor,
Il viendrait sur ce lit prostituer sa mort !
Sa mort ! — Ah ! laisse-lui la plus faible pensée
Qu’elle n’est qu’un passage à quelque lieu d’horreur,
Au plus affreux, qu’importe ? il n’en aura pas peur ;
Il la relèvera, la jeune fiancée,
Il la regardera dans l’espace élancée,
Porter au Dieu vivant la clef d’or de son cœur !

Voilà pourtant ton œuvre, Arouet, voilà l’homme
Tel que tu l’as voulu. — C’est dans ce siècle-ci,
C’est d’hier seulement qu’on peut mourir ainsi.
Quand Brutus s’écria sur les débris de Rome :
— Vertu, tu n’es qu’un nom ! — il ne blasphéma pas.
Il avait tout perdu, sa gloire et sa patrie,
Son beau rêve adoré, sa liberté chérie,
Sa Portia, son Cassius, son sang et ses soldats ;
Il ne voulait plus croire aux choses de la terre.
Mais, quand il se vit seul, assis sur une pierre,
En songeant à la mort, il regarda les cieux.
Il n’avait rien perdu dans cet espace immense ;
Son cœur y respirait un air plein d’espérance ;
Il lui restait encor son épée et ses dieux.

Et que nous reste-t-il, à nous, les déicides ?
Pour qui travailliez-vous, démolisseurs stupides,
Lorsque vous disséquiez le Christ sur son autel ?
Que vouliez-vous semer sur sa céleste tombe,
Quand vous jetiez au vent la sanglante colombe
Qui tombe en tournoyant dans l’abîme éternel ?
Vous vouliez pétrir l’homme à votre fantaisie ;
Vous vouliez faire un monde. — Eh bien, vous l’avez fait.
Votre monde est superbe, et votre homme est parfait !
Les monts sont nivelés, la plaine est éclaircie ;
Vous avez sagement taillé l’arbre de vie ;
Tout est bien balayé sur vos chemins de fer ;
Tout est grand, tout est beau, — mais on meurt dans votre air.
Vous y faites vibrer de sublimes paroles ;
Elles flottent au loin dans des vents empestés.
Elles ont ébranlé de terribles idoles ;
Mais les oiseaux du ciel en sont épouvantés.
L’hypocrisie est morte, on ne croit plus aux prêtres ;
Mais la vertu se meurt, on ne croit plus à Dieu.
Le noble n’est plus fier du sang de ses ancêtres ;
Mais il le prostitue au fond d’un mauvais lieu.
On ne mutile plus la pensée et la scène,
On a mis au plein vent l’intelligence humaine ;
Mais le peuple voudra des combats de taureau.
Quand on est pauvre et fier, quand on est riche et triste,
On n’est plus assez fou pour se faire trappiste ;
Mais on fait comme Escousse, on allume un réchaud.

V

Quand Rolla sur les toits vit le soleil paraître,
Il alla s’appuyer au bord de la fenêtre.
De pesants chariots commençaient à rouler.
Il courba son front pâle, et resta sans parler.
En longs ruisseaux de sang se déchiraient les nues ;
Tel, quand Jésus cria, des mains du ciel venues
Fendirent en lambeaux le voile aux plis sanglants.

Un groupe délaissé de chanteurs ambulants
Murmurait sur la place une ancienne romance.
Ah ! comme les vieux airs qu’on chantait à douze ans
Frappent droit dans le cœur aux heures de souffrance !
Comme ils dévorent tout ! comme on se sent loin d’eux !
Comme on baisse la tête en les trouvant si vieux !
Sont-ce là tes soupirs, noir Esprit des ruines ?
Ange des souvenirs, sont-ce là tes sanglots ?
Ah ! comme ils voltigeaient, frais et légers oiseaux,
Sur le palais doré des amours enfantines !
Comme ils savent rouvrir les fleurs des temps passés,
Et nous ensevelir, eux qui nous ont bercés !

Rolla se détourna pour regarder Marie.
Elle se trouvait lasse, et s’était rendormie.
Ainsi tous deux fuyaient les cruautés du sort,
L’enfant dans le sommeil, et l’homme dans la mort.

Quand le soleil se lève aux beaux jours de l’automne,
Les neiges sous ses pas paraissent s’embraser.
Les épaules d’argent de la Nuit qui frissonne
Se couvrent de rougeur sous son premier baiser.
Tel frissonne le corps d’une chaste pucelle,
Quand dans les soirs d’été le sang lui porte au cœur.
Tel le moindre désir qui l’effleure de l’aile
Met un voile de pourpre à la sainte pudeur.
Roi du monde, ô soleil ! la terre est ta maîtresse ;
Ta sœur dans ses bras nus l’endort à ton côté ;
Tu n’as voulu pour toi l’éternelle jeunesse
Qu’afin de lui verser l’éternelle beauté !

Vous qui volez là-bas, légères hirondelles,
Dites-moi, dites-moi, pourquoi vais-je mourir ?
Oh ! l’affreux suicide ! oh ! si j’avais des ailes,
Par ce beau ciel si pur je voudrais les ouvrir !
Dites-moi, terre et cieux, qu’est-ce donc que l’aurore ?
Qu’importe un jour de plus à ce vieil univers ?
Dites-moi, verts gazons, dites-moi, sombres mers,
Quand des feux du matin l’horizon se colore,
Si vous n’éprouvez rien, qu’avez-vous donc en vous
Qui fait bondir le cœur et fléchir les genoux ?
Ô terre ! à ton soleil qui donc t’a fiancée ?
Que chantent tes oiseaux ? que pleure ta rosée ?
Pourquoi de tes amours viens-tu m’entretenir ?
Que me voulez-vous tous, à moi qui vais mourir ?

Et pourquoi donc aimer ? Pourquoi ce mot terrible
Revenait-il sans cesse à l’esprit de Rolla ?
Quels étranges accords, quelle voix invisible
Venaient le murmurer, quand la mort était là ?

À lui, qui, débauché jusques à la folie,
Et dans les cabarets vivant au jour le jour,
Aussi facilement qu’il méprisait la vie
Faisait gloire et métier de mépriser l’amour !
À lui, qui regardait ce mot comme une injure,
Et, comme un vieux soldat vous montre une blessure,
Montrait avec orgueil le rocher de son cœur,
Où n’avait pas germé la plus chétive fleur !
À lui, qui n’avait eu ni logis ni maîtresse,
Qui vivait en plein air, en défiant son sort,
Et qui laissait le vent secouer sa jeunesse,
Comme une feuille sèche au pied d’un arbre mort !

Et maintenant que l’homme avait vidé son verre,
Qu’il venait dans un bouge, à son heure dernière,
Chercher un lit de mort où l’on pût blasphémer ;
Quand tout était fini, quand la nuit éternelle
Attendait de ses jours la dernière étincelle,
Qui donc au moribond osait parler d’aimer ?

Lorsque le jeune aiglon, voyant partir sa mère,
En la suivant des yeux s’avance au bord du nid,
Qui donc lui dit alors qu’il peut quitter la terre,
Et sauter dans le ciel déployé devant lui ?
Qui donc lui parle bas, l’encourage et l’appelle ?
Il n’a jamais ouvert sa serre ni son aile ;
Il sait qu’il est aiglon ; — le vent passe, il le suit.
Il naît sous le soleil des âmes dégradées,
Comme il naît des chacals, des chiens et des serpents,
Qui meurent dans la fange où leurs mères sont nées,
Le ventre tout gonflé de leurs œufs malfaisants.
La nature a besoin de leurs sales lignées,
Pour engraisser la terre autour de ses tombeaux,
Chercher ses diamants, et nourrir ses corbeaux.

Mais, quand elle pétrit ses nobles créatures,
Elle qui voit là-haut comme on vit ici-bas,
Elle sait des secrets qui les font assez pures
Pour que le monde entier ne les lui souille pas.
Le moule en est d’airain, si l’espèce en est rare.
Elle peut les plonger dans ses plus noirs marais ;
Elle sait ce que vaut son marbre de Carrare,
Et que les eaux du ciel ne l’entament jamais.

Il peut s’assimiler au débauché vulgaire,
Celui que le ciseau de la commune mère
A taillé dans les flancs de ses plus purs granits.
Il peut pendant trois ans étouffer sa pensée.
Dans la nuit de son cœur la vipère glacée
Déroule tôt ou tard ses anneaux infinis.

Nègres de Saint-Domingue, après combien d’années
De farouche silence et de stupidité,
Vos peuplades sans nombre, au soleil enchaînées,
Se sont-elles de terre enfin déracinées
Au souffle de la haine et de la liberté ?
C’est ainsi qu’aujourd’hui s’éveillent tes pensées,
Ô Rolla ! c’est ainsi que bondissent tes fers,
Et que devant tes yeux des torches insensées
Courent à l’infini, traversant des déserts.
Écrase maintenant les débris de ta vie ;
Écorche tes pieds nus sur tes flacons brisés ;
Et, dans le dernier toast de ta dernière orgie,
Étouffe le néant dans tes bras épuisés.
Le néant ! le néant ! vois-tu son ombre immense
Qui ronge le soleil sur son axe enflammé ?
L’ombre gagne ! il s’éteint, — l’éternité commence.
Tu n’aimeras jamais, toi qui n’as point aimé.

Rolla, pâle et tremblant, referma la croisée.
Il brisa sur sa tige un pauvre dahlia.
« J’aime, lui dit la fleur, et je meurs embrasée
Des baisers du zéphyr, qui me relèvera.
J’ai jeté loin de moi, quand je me suis parée,
Les éléments impurs qui souillaient ma fraîcheur.
Il m’a baisée au front dans ma robe dorée ;
Tu peux m’épanouir, et me briser le cœur. »

J’aime ! — voilà le mot que la nature entière
Crie au vent qui l’emporte, à l’oiseau qui le suit !
Sombre et dernier soupir que poussera la terre
Quand elle tombera dans l’éternelle nuit !
Oh ! vous le murmurez dans vos sphères sacrées,
Étoiles du matin, ce mot triste et charmant !
La plus faible de vous, quand Dieu vous a créées,
A voulu traverser les plaines éthérées,
Pour chercher le soleil, son immortel amant.
Elle s’est élancée au sein des nuits profondes.
Mais une autre l’aimait elle-même ; — et les mondes
Se sont mis en voyage autour du firmament.

Jacque était immobile, et regardait Marie.
Je ne sais ce qu’avait cette femme endormie
D’étrange dans ses traits, de grand, de déjà vu.
Il se sentait frémir d’un frisson inconnu.
N’était-ce pas sa sœur, cette prostituée ?
Les murs de cette chambre obscure et délabrée
N’étaient-ils pas aussi faits pour l’ensevelir ?
Ne la sentait-il pas souffrir de sa torture,
Et saigner des douleurs dont il allait mourir ?

Oui, dans cette chétive et douce créature

La Résignation marche à pas languissants.
La souffrance est ma sœur, — oui, voilà la statue
Que je devais trouver sur ma tombe étendue,
Dormant d’un doux sommeil tandis que j’y descends.
Oh ! ne t’éveille pas ! ta vie est à la terre,
Mais ton sommeil est pur, — ton sommeil est à Dieu !
Laisse-moi le baiser sur ta longue paupière ;
C’est à lui, pauvre enfant, que je veux dire adieu ;
Lui qui n’a pas vendu sa robe d’innocence,
Lui que je puis aimer, et n’ai point acheté ;
Lui qui se croit encore aux jours de ton enfance,
Lui qui rêve ! — et qui n’a de toi que la beauté.

Ô mon Dieu ! n’est-ce pas une forme angélique
Qui flotte mollement sous ce rideau léger ?
S’il est vrai que l’amour, ce cygne passager,
N’ait besoin pour dorer son chant mélancolique,
Que des contours divins de la réalité,
Et de ce qui voltige autour de la beauté ;
S’il est vrai qu’ici-bas on le trompe sans cesse,
Et que lui qui le sait, de peur de se guérir,
Doive éternellement ne prendre à sa maîtresse
Que les illusions qu’il lui faut pour souffrir ;
Qu’ai-je à chercher ailleurs ? la jeunesse et la vie
Ne sont-elles pas là dans toute leur fraîcheur ?
Amour ! tu peux venir. Que t’importe Marie ?
Pendant que sur sa tige elle est épanouie,
Si tu n’es qu’un parfum, sors de ta triste fleur !

Lentement, doucement, à côté de Marie,
Les yeux sur ses yeux bleus, leur fraîche haleine unie,
Rolla s’était couché : son regard assoupi
Flottait, puis remontait, puis mourait malgré lui.

Marie en soupirant entr’ouvrit sa paupière.
« Je faisais, lui dit-elle, un rêve singulier :
J’étais là, dans ce lit, je croyais m’éveiller ;
La chambre me semblait comme un grand cimetière
Tout plein de tertres verts et de vieux ossements.
Trois hommes dans la neige apportaient une bière ;
Ils la posèrent là pour faire leur prière ;
Puis la bière s’ouvrit, et je vous vis dedans.
Un gros flot de sang noir vous coulait sur la face.
Vous vous êtes levé pour venir à mon lit ;
Vous m’avez pris la main, et puis vous avez dit :
« Qu’est-ce que tu fais là ? pourquoi prends-tu ma place ? »
Alors j’ai regardé, j’étais sur un tombeau.

— Vraiment ? répondit Jacque ; eh bien, ma chère amie,
Ton rêve est assez vrai du moins, s’il n’est pas beau.
Tu n’auras pas besoin demain d’être endormie
Pour en voir un pareil ; je me tuerai ce soir. »

Marie en souriant regarda son miroir.
Mais elle y vit Rolla si pâle derrière elle,
Qu’elle en resta muette et plus pâle que lui.
« Ah ! dit-elle en tremblant, qu’avez-vous aujourd’hui ?
— Ce que j’ai ? dit Rolla, tu ne sais pas, ma belle,
Que je suis ruiné depuis hier au soir ?
C’est pour te dire adieu que je venais te voir.
Tout le monde le sait, il faut que je me tue.
— Vous avez donc joué ? — Non, je suis ruiné.
— Ruiné ? » dit Marie. Et, comme une statue,
Elle fixait à terre un grand œil étonné.
« Ruiné ? ruiné ? vous n’avez pas de mère ?
Pas d’amis ? de parents ? personne sur la terre ?
Vous voulez vous tuer ? pourquoi vous tuez-vous ? »

Elle se retourna sur le bord de sa couche.
Jamais son doux regard n’avait été si doux.
Deux ou trois questions flottèrent sur sa bouche ;
Mais, n’osant pas les faire, elle s’en vint poser
Sa tête sur la sienne et lui prit un baiser.
« Je voudrais pourtant bien te faire une demande,
Murmura-t-elle enfin : moi, je n’ai pas d’argent,
Et, sitôt que j’en ai, ma mère me le prend.
Mais j’ai mon collier d’or, veux-tu que je le vende ?
Tu prendras ce qu’il vaut, et tu l’iras jouer. »

Rolla lui répondit par un léger sourire.
Il prit un flacon noir qu’il vida sans rien dire ;
Puis, se penchant sur elle, il baisa son collier.
Quand elle souleva sa tête appesantie,
Ce n’était déjà plus qu’un être inanimé.
Dans ce chaste baiser son âme était partie,
Et, pendant un moment, tous deux avaient aimé.

(source: wiki)



(Henri Alexandre Gervex)

(Alfred de Musset)

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