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Monday, May 23, 2016

Massillon, Sur le petit nombre des élus (1699), Troisième Partie

(source: Bibliothèque Nationale de France)
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... je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre ... c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ... que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes ... le monde c'est le grand nombre ... vous avez renoncé à la chair dans votre baptême ; ce n’est pas ici une perfection, c’est un vœu ... dans la religion, il n’est pas de milieu ... vous êtes donc obligés par le plus saint de tous les sermens de haïr le monde ...


Troisième Partie

Quels sont les engagemens de la vocation sainte à laquelle nous avons été tous appeles ? Les promesses solennelles du baptême. Qu’avons-nous promis au baptême ? De renoncer au monde, à la chair, à Satan et à ses œuvres ; voilà nos vœux,voilà l’état du chrétien, voilà les conditions essentielles du traité saint conclu entre Dieu et nous, par lequel la vie éternelle nous a été promise. Ces vérités paroissent familières et destinées au simple peuple, mais c’est un abus ; il n’en est pas de plus sublimes, et il n’en est pas aussi de plus ignorées : c’est à la cour des rois, c’est aux grands de la terre qu’il faut sans cesse les annoncer : Regibus et principibus terrœ. Hélas ! ils sont des enfans de lumière pour les affaires du siècle, et les premiers principes de la morale chrétienne leur sont quelquefois plus inconnus qu’aux âmes simples et vulgaires : ils auroient besoin de lait, et ils exigent de nous une nourriture solide, et que nous parlions le langage de la sagesse, comme si nous parlions parmi les parfaits.

Vous avez donc premièrement renoncé au monde dans votre baptême : c’est une promesse que vous avez faite à Dieu à la face des autels saints ; l’Église en a été le garant et la dépositaire ; et vous n’avez été admis au nombre des fidèles, et marqué du sceau ineffaçable du salut, que sur la foi que vous avez jurée au Seigneur de n’aimer ni le monde ni tout ce que le monde aime. Si vous eussiez répondu alors sur les fonts sacrés ce que vous dites tous les jours, que vous ne trouvez pas le monde si noir et si pernicieux que nous le disons ; qu’au fond on peut l’aimer innocemment ; qu’on ne le décrit tant dans la chaire que parce qu’on ne le connoît pas, et que puisque vous avez à vivre dans le monde, vous voulez vivre comme le monde ; si vous eussiez ainsi répondu, ah ! l’Église eût refusé de vous recevoir dans son sein, de vous associer à l’espérance des chrétiens, à la communion de ceux qui ont vaincu le monde ; elle vous eût conseillé d’aller vivre parmi ces infidèles qui ne connoissent pas Jésus-Christ, et où le prince du monde se faisant adorer, il est permis d’aimer ce qui lui appartient. Et voilà pourquoi, dans les premiers temps, ceux des catéchumènes qui ne pouvoieut encore se résoudre de renoncer au monde et à ses plaisirs, différoient leur baptême jusqu’à la mort, et n’osoient venir contracter aux pieds des autels, dans le sacrement qui nous régénère, des engagemens dont ils connoissoient l’étendue et la sainteté, et auxquels ils ne se sentoient pas encore en eut de satisfaire. Vous êtes donc obligés par le plus saint de tous les sermens de haïr le monde, c’est-à-dire de ne pas vous conformer à lui : si vous l’aimez, si vous suivez ses plaisirs et ses usages, non-seulement vous êtes ennemi de Dieu, comme dit saint Jean, mais de plus vous renoncez à la foi donnée dans le baptême ; vous abjurez l’Evangile de Jésus-Christ ; vous êtes un apostat dans la religion, et foulez aux pieds les vœux les plus saints et les plus irrévocables que l’homme puisse faire.

Or, quel est ce monde que vous devez haïr ? Je n’aurois qu’à vous répondre que c’est celui que vous aimez ; vous ne vous tromperez jamais à cette marque : ce monde, c’est une société de pécheurs dont les désirs, les craintes, les espérances, les soins, les projets, les joies, les chagrins ne roulent plus que sur les biens ou sur les maux de cette vie : ce monde, c’est un assemblage de gens qui regardent la terre comme leur patrie, le siècle à venir comme un exil, les promesses de la foi comme un songe, la mort comme le plus grand de tous les malheurs : ce monde, c’est un royaume temporel où l’on ne connoît pas Jésus-Christ, où ceux qui le connoissent ne le glorifient pas comme leur Seigneur, le haïssent dans ses maximes, le méprisent dans ses serviteurs, le persécutent dans ses œuvres, le négligent ou l’outragent dans ses sacremens et dans son culte : enfin le monde, pour laisser à ce mot une idée plus marquée, c’est le grand nombre. Voilà ce monde que vous devez éviter, haïr, combattre par vos exemples, être ravi qu’il vous haïsse à son tour, qu’il contredise vos mœurs par les siennes ; c’est ce monde qui doit être pour vous un crucifié, c’est -à - dire un anathème et un objet d’horreur, et à qui vous devez vous-même paraître tel.

Or, est-ce là votre situation par rapport au monde ? ses plaisirs vous sont-ils à charge ? ses scandales affligent-ils votre foi ? y gémissez-vous sur la durée de votre pèlerinage ? n’avez- vous plus rien de commun avec le monde ? n’en êtes-vous pas vous-même un des principaux acteurs ? ses lois ne sont-elles pas les vôtres ? ses maximes vos maximes ? ce qu’il condamne, ne le condamnez-vous pas ? n’approuvez-vous pas ce qu’il approuve ? et quand vous resteriez seul sur la terre, ne peut-on pas dire que ce monde corrompu revivrait en vous, et que vous en laisseriez un modèle à vos descendants ? Et quand je dis vous, je m’adresse presque à tous les hommes. Où sont ceux qui renoncent de bonne foi aux plaisirs, aux usages, aux maximes, aux espérances du monde ? tous l’ont promis ; qui le tient ? On voit bien des gens qui se plaignent du monde ; qui l’accusent d’injustice, d’ingratitude, de caprice ; qui se déchaînent contre lui ; qui parlent vivement de ses abus et de ses erreurs ; mais en le décriant ils l’aiment, ils le suivent, ils ne peuvent se passer de lui : en se plaignant de ses injustices, ils sont piqués, ils ne sont pas désabusés ; ils sentent ses mauvais traitements, ils ne connaissent pas ses dangers ; ils le censurent ; mais où sont ceux qui le haïssent ? et de là jugez si bien des gens peuvent prétendre au salut. En second lieu, vous avez renoncé à la chair dans votre baptême ; c’est-à-dire vous vous êtes engagé à ne pas vivre selon les sens, à regarder l’indolence même et la mollesse comme un crime, à ne pas flatter les désirs corrompus de votre chair, à la châtier, à la dompter, à la crucifier ; ce n’est pas ici une perfection, c’est un vœu ; c’est le premier de tous vos devoirs ; c’est le caractère le plus inséparable de la foi : or, où sont les chrétiens qui là-dessus soient plus fidèles que vous ? Enfin, vous avez dit anathème à Satan et à ses œuvres ; et quelles sont ses œuvres ? celles qui composent presque le fil et comme toute la suite de votre vie ; les pompes, les jeux, les plaisirs, les spectacles, le mensonge dont il est le père, l’orgueil dont il est le modèle, les jalousies et les contentions dont il est l’artisan. Mais je vous demande, où sont ceux qui n’ont pas levé l’anathème qu’ils avaient prononcé là-dessus contre Satan ?

Et de là, pour le dire ici en passant, voilà bien des questions résolues. Vous nous demandez sans cesse si les spectacles et les autres plaisirs publics sont innocents pour des chrétiens ? Je n’ai, à mon tour, qu’une demande à vous faire. Sont-ce des œuvres de Satan ou des œuvres de Jésus-Christ ? car, dans la religion, il n’est pas de milieu. Ce n’est pas qu’il n’y ait des délassements et des plaisirs qu’on peut appeler indifférents ; mais les plaisirs les plus indifférents que la religion permet, et que la faiblesse de la nature rend même nécessaires, appartiennent, en un sens, à Jésus-Christ, par la facilité qui doit nous en revenir de nous appliquer à des devoirs plus saints et plus sérieux : tout ce que nous faisons, que nous pleurions, que nous nous réjouissions, il doit être d’une telle nature, que nous puissions du moins le rapporter à Jésus-Christ, et le faire pour sa gloire. Or, sur ce principe le plus incontestable, le plus universellement reçu de la morale chrétienne, vous n’avez qu’à décider. Pouvez-vous rapporter à la gloire de Jésus-Christ les plaisirs des théâtres ? Jésus-Christ peut-il entrer pour quelque chose dans ces sortes de délassements ? et, avant que d’y entrer, pourriez-vous lui dire que vous ne vous proposez dans cette action que sa gloire et le désir de lui plaire ? Quoi ! les spectacles, tels que nous les voyons aujourd’hui, plus criminels encore par la débauche publique des créatures infortunées qui montent sur le théâtre, que par les scènes impures ou passionnées qu’elles débitent, les spectacles seraient des œuvres de Jésus-Christ ? Jésus-Christ animerait une bouche d’où sortent des airs profanes et lascifs ? Jésus-Christ formerait lui-même les sons d’une voix qui corrompt les cœurs ? Jésus-Christ paraîtrait sur les théâtres en la personne d’un acteur, d’une actrice effrontée, gens infâmes même selon les lois des hommes ? Mais ces blasphèmes me font horreur : Jésus-Christ présiderait à des assemblées de péché où tout ce qu’on entend anéantit sa doctrine, où le poison entre par tous les sens dans l’âme, où tout l’art se réduit à inspirer, à réveiller, à justifier les passions qu’il condamne ? Or, si ce ne sont pas des œuvres de Jésus-Christ dans le sens déjà expliqué, c’est-à-dire des œuvres qui puissent du moins être rapportées à Jésus-Christ, ce sont donc des œuvres de Satan, dit Tertullien : Nihil enim non diaboli est, quidquid non Dei est hoc ergo erit pompa diaboli. Donc, tout chrétien doit s’en abstenir ; donc il viole les vœux de son baptême lorsqu’il y participe ; donc, de quelque innocence dont il puisse se flatter, en reportant de ces lieux son cœur exempt d’impression, il en sort souillé, puisque, par sa seule présence, il a participé aux œuvres de Satan, auxquelles il avait renoncé dans son baptême, et violé les promesses les plus sacrées qu’il avait faites à Jésus-Christ et à son Église.

Voilà les vœux de notre baptême, mes frères : ce ne sont point ici des conseils et des pratiques pieuses, je vous l’ai déjà dit ; ce sont nos obligations les plus essentielles : il ne s’agit pas d’être plus ou moins parfait en les négligeant ou en les observant ; il s’agit d’être chrétien ou de ne l’être pas. Cependant qui les observe ? qui les connaît seulement ? qui s’avise de venir s’accuser au tribunal d’y avoir été infidèle ? On est souvent en peine pour trouver de quoi fournir à une confession ; et, après une vie toute mondaine, on n’a presque rien à dire au prêtre. Hélas ! mes frères, si vous saviez à quoi vous engage le titre de chrétien que vous portez ; si vous compreniez la sainteté de votre état, le détachement de toutes les créatures, qu’il vous impose ; la haine du monde, de vous- même, et de tout ce qui n’est pas Dieu, qu’il vous ordonne ; la vie de la foi, la vigilance continuelle, la garde des sens, en un mot, la conformité avec Jésus-Christ crucifié, qu’il exige de vous ; si vous le compreniez ; si vous faisiez attentiou que, devant aimer Dieu de tout votre cœur et de toutes vos forces, un seul désir qui ne peut se rapporter à lui vous souille ; si vous le compreniez, vous vous trouveriez un monstre devant ses yeux. Quoi ! diriez-vous, des obligations si saintes, et des mœurs si profanes ? une vigilance si continuelle, et une vie si peu attentive et si dissipée ? un amour de Dieu si pur, si plein, si universel, et un cœur toujours en proie à mille affections ou étrangères ou criminelles ? Si cela est ainsi, ô mon Dieu, qui pourra donc se sauver ? Quis poterit salvus esse [Matthieu c. 19, v. 23] ? Peu de gens, mon cher auditeur : ce ne sera pas vous, pas ceux qui vous ressemblent : ce ne sera pas la multitude.

Qui pourra se sauver ? Voulez- vous le savoir ? ce seront ceux qui opèrent leur salut avec tremblement ; qui vivent au milieu du monde, mais qui ne vivent pas comme le monde. Qui pourra se sauver ? cette femme chrétienne qui, renfermée dans l’enceinte de ses devoirs domestiques, élève ses entants dans la foi et dans la piété ; laisse au Seigneur la décision de leur destinée ; ne partage son cœur qu’entre Jésus-Christ et son époux ; est ornée de pudeur et de modestie ; ne s’assied pas dans les assemblées de vanité ; ne se fait point une loi des usages insensés du monde, mais corrige les usages par la loi de Dieu, et donne du crédit à la vertu par son rang et par ses exemples. Qui pourra se sauver ? ce fidèle qui, dans le relâchement de ces derniers temps, imite les premières mœurs des chrétiens ; qui a les mains innocentes et le cœur pur : vigilant, qui n’a pas reçu son âme en vain, [Psaume 23, v.4] mais qui, au milieu même des périls du grand monde, s’applique sans cesse à la purifier ; juste, qui ne jure pas frauduleusement à son prochain [Psaume 23, v.4], et ne doit pas à des voies douteuses l’innocent accroissement de sa fortune ; généreux, qui comble de bienfaits l’ennemi qui a voulu le perdre, et ne nuit à ses concurrents que par son mérite ; sincère, qui ne sacrifie pas la vérité à un vil intérêt, et ne sait point plaire en trahissant sa conscience ; charitable, qui fait de sa maison et de son crédit l’asile de ses frères ; de sa personne, la consolation des affligés ; de son bien, le bien des pauvres ; soumis dans les afflictions, chrétien dans les injures, pénitent même dans la prospérité. Qui pourra se sauver ? vous, mon cher auditeur, si vous voulez suivre ces exemples : voilà les gens qui se sauveront. Or, ces gens-là ne forment pas assurément le plus grand nombre : donc, tandis que vous vivrez comme la multitude, il est de foi que vous ne devez pas prétendre au salut : car si, en vivant ainsi, vous pouviez vous sauver, tous les hommes presque se sauveraient, puisqu’à un petit nombre d’impies près qui se livrent à des excès monstrueux, tous les autres hommes ne font que ce que vous faites ; or, que tous les hommes presque se sauvent, la foi nous défend de le croire : il est donc de foi que vous ne devez rien prétendre au salut, tandis que vous ne pourrez vous sauver si le grand nombre ne se sauve.

Voilà des vérités qui font trembler ; et ce ne sont pas ici de ces vérités vagues qui se disent à tous les hommes, et que nul ne prend pour soi et ne se dit à soi-même. Il n’est peut-être personne ici qui ne puisse dire de soi : Je vis comme le grand nombre, comme ceux de mon rang, de mon âge, de mon état : je suis perdu si je meurs dans cette voie. Or, quoi de plus propre à effrayer une âme à qui il reste encore quelque soin de son salut ? Cependant c’est la multitude qui ne tremble point ; il n’est qu’un petit nombre de justes qui opèrent à l’écart leur salut avec crainte ; tout le reste est calme : on sait en général que le grand nombre se damne ; mais on se flatte qu’après avoir vécu avec la multitude, on en sera discerné à la mort ; chacun se met dans le cas d’une exception chimérique ; chacun augure favorablement pour soi.

Et c’est pour cela que je m’arrête à vous, mes frêres, qui êtes ici assemblés. Je ne parle plus du reste des hommes, je vous regarde comme si vous étiez seuls sur la terre ; et voici la pensée qui m’occupe et qui m’épouvante. Je suppose que c’est ici votre dernière heure et la fin de l’univers ; que les cieux vont s’ouvrir sur vos têtes, Jésus-Christ paraître dans sa gloire au milieu de ce temple, et que vous n’y êtes assemblés que pour l’attendre, et comme des criminels tremblants à qui l’on va prononcer ou une sentence de grâce, ou un arrêt de mort éternelle : car vous avez beau vous flatter, vous mourrez tels que vous êtes aujourd’hui ; tous ces désirs de changement qui vous amusent, vous amuseront jusqu’au lit de la mort ; c’est l’expérience de tous les siècles ; tout ce que vous trouverez alors en vous de nouveau sera peut-être un compte un peu plus grand que celui que vous auriez aujourd’ hui à rendre ; et sur ce que vous seriez si l’on venait vous juger dans le moment, vous pouvez presque décider de ce qui vous arrivera au sortir de la vie.

Or, je vous demande, et je vous le demande frappé de terreur, ne séparant pas en ce point mon sort du vôtre, et me mettant dans la même disposition où je souhaite que vous entriez ; je vous demande donc : si Jésus-Christ paraissait dans ce temple, au milieu de cette assemblée, la plus auguste de l’univers, pour nous juger, pour faire le terrible discernement des boucs et des brebis, croyez-vous que le plus grand nombre de tout ce que nous sommes ici fût placé à la droite ? croyez- vous que les choses du moins fussent égales ? croyez-vous qu’il s’y trouvât seulement dix justes, que le Seigneur ne put trouver autrefois en cinq villes tout entières ? Je vous le demande, vous l’ignorez, je l’ignore moi-même ; vous seul, ô mon Dieu ! connaissez ceux qui vous appartiennent : mais si nous ne connaissons pas ceux qui lui appartiennent, nous savons du moins que les pécheurs ne lui appartiennent pas. Or, qui sont les fidèles ici assemblés ? les titres et les dignités ne doivent être comptés pour rien ; vous en serez dépouillés devant Jésus-Christ : qui sont-ils ? beaucoup de pécheurs qui ne veulent pas se convertir ; encore plus qui le voudraient, mais qui diffèrent leur conversion ; plusieurs autres qui ne se convertissent jamais que pour retomber ; enfin un grand nombre qui croient n’avoir pas besoin de conversion : voilà le parti des réprouvés. Retranchez ces quatre sortes de pécheurs de cette assemblée sainte, car ils en seront retranchés au grand jour : paroissez maintenant, justes ; où êtes-vous ? restes d’Israël, passez à la droite ; froment de Jésus-Christ, démêlez-vous de cette paille destinée au feu : ô Dieu ! où sont vos élus ? et que reste-t-il pour votre partage ?

Mes frères, notre perte est presque assurée et nous n’y pensons pas. Quand même, dans cette terrible séparation qui se fera un jour, il ne devroit y avoir qu’un seul pécheur de cette assemblée du côté des réprouvés, et qu’une voix du ciel viendroit nous en assurer dans ce temple, sans le désigner ; qui de nous ne craindroit d’être le malheureux ? qui de nous ne retomberoit d’abord sur sa conscience pour examiner si ses crimes n’ont pas mérité ce châtiment ? qui de nous, saisi de frayeur, ne demanderoit pas à Jésus-Christ, comme autrefois les apôtres : Seigneur, ne seroit-ce pas moi ? Numquid ego sum, Domine (Mathieu 26, v.22) ? et si l’on laissoit quelque délai, qui ne se mettroit en état de détourner de lui cette infortune par les larmes et les gémissements d’une sincère pénitence ?

Sommes-nous sages, mes chers auditeurs ? Peut-être que parmi tous ceux qui m’entendent, il ne se trouvera pas dix justes ; peut-être s’en trouvera-t-il encore moins, que sais-je ? ô mon Dieu ! je n’ose regarder d’un œil fixe les abîmes de vos jugements et de votre justice ; peut-être ne s’en trouvera-t-il qu’un seul ; et ce danger ne vous touche point, mon cher auditeur ? et vous croyez être ce seul heureux dans le grand nombre qui périra ? vous qui avez moins sujet de le croire que tout autre ; vous sur qui seul la sentence de mort devroit tomber, quand elle ne tomberoit que sur un seul des pécheurs qui m’écoutent. Grand Dieu, que l’on connoît peu dans le monde les terreurs de votre loi ! Les justes de tous les siècles ont séché de frayeur en méditant la sévérité et la profondeur de vos jugements sur la destinée des hommes ; on a vu de saints solitaires, après une vie entière de pénitence, frappés de la vérité que je prêche, entrer au lit de la mort dans des terreurs qu’on ne pouvoit presque calmer, faire trembler d’effroi leur couche pauvre et austère, demander sans cesse d’une voix mourante à leurs frères : croyez-vous que le Seigneur me fasse miséricorde ? et être presque sur le point de tomber dans le désespoir, si votre présence, ô mon Dieu ! n’eût à l’instant apaisé l’orage et commandé encore une fois aux vents et à la mer de se calmer ; et aujourd’hui, après une vie commune, mondaine, sensuelle, profane, chacun meurt tranquille, et le ministre de Jésus-Christ appelé est obligé de nourrir la fausse paix du mourant, de ne lui parler que des trésors infinis des miséricordes divines, et de l’aider, pour ainsi dire, à se séduire lui-même. O Dieu ! que prépare donc aux enfants d’Adam la sévérité de votre justice ?

Mais que conclure de ces grandes vérités ? qu’il faut désespérer de son salut ? à Dieu ne plaise ! il n’y a que l’impie qui, pour se calmer sur ses désordres, tâche ici de conclure en secret que tous les hommes périront comme lui : ce ne doit pas être là le fruit de ce discours, mais de vous détromper de cette erreur si universelle, qu’on peut faire ce que tous les autres font, et que l’usage est une voie sûre ; mais de vous convaincre que pour se sauver il faut se distinguer des autres, être singulier. . vivre à part au milieu du monde et ne pas ressembler à la foule.

Lorsque les Juifs, emmenés en servitude, furent sur le point de quitter la Judée et de partir pour Babylone, le prophète Jérémie, à qui le Seigneur avoit ordonné de ne pas abandonner Jérusalem, leur parla de la sorte : Enfants d’Israël, lorsque vous serez arrivés à Babylone, vous verrez les habitants de ce pays-là qui porteront sur leurs épaules des dieux d’or et d’argent ; tout le peuple se prosternera devant eux pour les adorer ; mais pour vous alors, loin de vous laisser entraîner à l’impiété de ces exemples, dites en secret : C’est vous seul, Seigneur, qu’il faut adorer : Te oportet adorari, Domine (Baruch, 6, v. 5).

Soulirez que je finisse en vous adressant les mêmes paroles. Au sortir de ce temple et de cette autre sainte Sion, vous allez rentrer dans Babylone ; vous allez revoir ces idoles d’or et d’argent, devant lesquelles tous les hommes se prosternent ; vous allez retrouver les vains objets des passions humaines, les biens, la gloire, les plaisirs, qui sont les dieux de ce monde, et que presque tous les hommes adorent ; vous verrez ces abus que tout le monde se permet, ces erreurs que l’usage autorise, ces désordres dont une coutume impie a presque fait des lois. Alors, mon cher auditeur, si vous voulez être du petit nombre des vrais Israélites, dites dans le secret de votre cœur : C’est vous seul, o mon Dieu ! qu’il faut adorer : Te oportet adorari, Domine ; je ne veux point avoir de part avec un peuple qui ne vous connoît pas ; je n’aurai jamais d’autre loi que votre loi sainte ; les dieux que cette multitude insensée adore ne sont pas des dieux ; ils sont l’ouvrage de la main des hommes ; ils périront avec eux ; vous seul êtes l’immortel, ô mon Dieu ! et vous seul méritez qu’on vous adore : Te oportet adorari. Domine. Les coutumes de Babylone n’ont rien de commun avec les saintes lois de Jérusalem ; je vous adorerai avec ce petit nombre d’enfants d’Abraham qui composent encore votre peuple au milieu d’une nation infidèle ; je tournerai avec eux tous mes désirs vers la sainte Sion ; on traitera de foiblesse la singularité de mes mœurs ; mais heureuse foiblesse, Seigneur, qui me donnera la force de résister au torrent et à la séduction des exemples ! et vous serez mon Dieu ’ au milieu de Babylone, comme vous le serez un jour dans la sainte Jérusalem : Te oportet adorari, Domine. Ah ! le temps de la captivité finira enlin ; vous vous souviendrez d’Abraham et de David ; vous délivrerez votre peuple : vous nous transporterez dans la sainte cité ; et alors vous régnerez seul sur Israël et sur les nations qui ne vous connoissent pas ; alors tout étant détruit, tous les empires, tous les sceptres, tous les monuments de l’orgueil humain étant anéantis, et vous seul demeurant éternellement, on connoîtra que vous seul devez être adoré : Te oportet adorari, Domine.


(Massillon)

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